Branchez-vous sur la Psychosim… et visitez vos rêves !
CHAPITRE XV
Bercée par les oscillations très douces du cocon où elle s’était nichée, Maël sentait la tension des deux mois précédents abandonner son corps. Elle avait le sentiment d’avoir recommencé à vivre. C’est après coup qu’elle s’était aperçue à quel point le temps passé entre Sacha et Marinette avait été vécu au ralenti, dans une sorte d’hibernation mentale, un véritable aveuglement sur la précarité de sa situation et le danger qu’elle courait.
Elle se demandait maintenant combien de temps elle aurait pu tenir en étouffant son autonomie et si l’on pouvait s’habituer à n’exister qu’à moitié.
À la suite de ses discussions avec Illan, elle avait acquis la certitude qu’à des degrés divers, une masse de gens existaient ainsi, préférant se persuader jusque dans la misère que si tout n’était pas parfait dans le meilleur des mondes, ils étaient malgré tout à la juste place méritée par leur valeur personnelle. Dans un contexte où triomphait l’individualisme représenté par l’idéologie sportive et mis en œuvre dans le culte du surhomme, champion issu du peuple, héros en qui chacun pouvait se reconnaître, la majorité dite silencieuse était habilement persuadée que si elle n’avait pas réussi, la faute n’en incombait qu’à elle-même.
La récession accentuait l’écart entre les classes sociales. Bouleversée, Maël avait découvert l’injustice de ce système sociopolitique où les lois impitoyables de la concurrence avaient dévoré les petites entreprises. Un abîme insoupçonné s’entrouvrait aux pieds de l’enfant privilégiée. Avec la générosité de ses seize ans, elle était prête à s’y jeter et avait chargé Illan de plaider sa cause auprès du groupe. Elle attendait avec impatience le résultat de la délibération.
Maël se rejeta en arrière sur les coussins. Le ciel était uniformément bleu et la température très douce pour ce mois de novembre.
Un corbeau passa dans un froissement d’ailes qui évoquait de façon irrésistible le halètement d’un chien. Maël poussa un petit soupir d’aise. Jamais elle ne s’était sentie aussi bien de sa vie. Elle ne voulait pas penser au futur, à sa précarité immédiate. Pour la première fois, elle n’avait besoin ni de syntonisation, ni d’aucune aide extérieure pour se détendre. Sans doute ce qu’elle découvrait de son cocon était-il pour beaucoup dans ce sentiment de plénitude. Coulée d’or des mélèzes dans la vague vert sombre des sapins tranchée par l’écume rousse de la végétation. Miroir argenté du torrent éclaboussé de soleil, en contrebas, applaudissant aux succès de son tournoi contre les pierres. Immuable sérénité des aiguilles massives qui cernaient le cirque rocheux, efficaces gardiennes de la tranquillité de ce lieu préservé.
Dans son cocon dont la coque en métal à l’intérieur capitonné était accrochée au flanc de la montagne, Maël surplombait la petite vallée. Il lui suffisait de se pencher un peu pour la contempler et discerner à quelques centaines de mètres l’ensemble des bâtisses qui abritaient le monastère.
De se remémorer l’expression malicieuse d’Illan répondant : « on va faire une petite retraite dans tous les sens du terme » à ses questions réitérées sur leur destination arracha un sourire à Maël. Quelle n’avait pas été sa stupéfaction en découvrant que le garçon avait parlé au sens propre quand, arrivés à la nuit, ils avaient été accueillis par des Asiatiques ressemblant à des lamas : crânes rasés, longues tuniques blanches recouvertes de chasubles jaune d’or. Ils avaient installé les trois nouveaux venus dans un pavillon où une dizaine d’autres membres du groupe les avaient salués par une ovation.
Après les effusions des retrouvailles, Maël, devenue le point de mire de l’assistance, eut enfin droit à une explication.
Elle se trouvait dans le très célèbre monastère du gourou Smarra, lequel proposait à un public extrêmement argenté l’enseignement du Drîgh Shaâra. Ce dernier servait à financer et à couvrir les raids du GRAAL.
Pourquoi ce nom ? s’était étonnée la jeune fille. Illan épela : Groupe de Résistance Anarchique Armé pour la Liberté. Puis il expliqua qu’on les recherchait tous avec la même fièvre que le ciboire sacré et qu’ils devaient demeurer aussi introuvables que celui-ci. C’était vital.
— Quiconque laisserait soupçonner la coexistence d’un groupe d’anarchistes avec les stagiaires de Smarra signerait son arrêt de mort.
Le garçon qui avait proféré ces mots les destinait manifestement à Maël qu’il couvait depuis quelques minutes d’un regard froid. Celle-ci eut un frisson en songeant que tous ces francs-tireurs devaient se demander avec angoisse jusqu’à quel point ils pouvaient lui accorder leur confiance.
L’arrivée du maître des lieux la tira de ce mauvais pas. Vêtu d’une sorte d’aube d’un beau rouge satiné moulant le corps dans des plis souples, la tête couronnée d’un étonnant turban assorti surmonté d’une aigrette, et les pieds nus chaussés de hauts cothurnes qui rehaussaient sa taille, Smarra avait fière allure. Un silence respectueux s’appesantit sur les jeunes partisans à l’entrée de leur chef. Lequel détendit l’atmosphère en félicitant le commando pour la maestria dont il avait fait preuve lors du coup de main opéré au Ceres.
Particulièrement complimenté, Illan rougit jusqu’aux oreilles et, jugeant l’instant approprié pour présenter sa protégée, la poussa en avant.
— C’est grâce à elle que nous avons réussi, dit-il avec chaleur. Sans son aide, jamais je ne serais sorti indemne du Ceres. Et jamais nous n’aurions su comment procéder pour libérer les nôtres au moindre risque.
Interdite, Maël restait figée sur place. Smarra la regarda un long moment. Ses yeux noirs semblaient brûler au fond de leurs orbites. Sur le visage osseux aux joues brunes émaciées, pas un muscle ne tressaillait.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il enfin.
— Amaël ! jeta la jeune fille, terrorisée d’entendre sa voix sonner comme un clairon.
— C’est ton vrai nom ? s’étonna l’homme.
— Avant, je m’appelais Maël, mais ce nom symbolise un passé révolu. Le a privatif m’a semblé la meilleure façon de le modifier.
— Eh bien, va pour Amaël, dit Smarra, un sourire moqueur étirant ses lèvres minces. J’espère que si nous décidons de t’accorder une place dans notre groupe, tu te révéleras aussi destructrice que ce terrible archange !
Et, se désintéressant d’elle, il s’était à nouveau lancé dans une discussion animée sur le raid du Ceres.
Recroquevillée dans son coin pour se faire oublier, Maël réalisa soudain que ce directeur du Centre dont les garçons soulignaient la mort n’était autre que Karlo. Elle en éprouva un furieux pincement au cœur et de si désagréables picotements aux yeux que, la fatigue aidant, elle crut un moment qu’elle n’allait pas pouvoir leur résister. Elle résista, pourtant. Après tout, elle n’avait jamais ignoré la véritable nature de son initiateur en amour. Pourtant, cette nouvelle lui causait un choc, et elle en oublia tout ce qui l’entourait.
Plus tard, on la conduisit à sa chambre, une petite pièce blanche dont l’architecture contournée ménageait les recoins nécessaires aux alcôves toilette, sommeil et travail. Quelques objets de couleur vive, les tentures et le tissu rustique du couvre-lit, tranchaient agréablement sur l’éclat mat immaculé des murs. L’ensemble était d’une sobriété harmonieuse.
Épuisée par le voyage, elle s’écroula sur son matelas et s’endormit avant d’avoir trouvé la force de se déshabiller.
Quatre jours s’étaient écoulés depuis, au cours desquels elle s’était adaptée à son nouvel environnement, avait fait connaissance avec les camarades d’Illan, longuement discuté avec eux et découvert que plus elle en apprenait, plus l’abîme social entrouvert sous ses pas par Illan s’élargissait.
Ses trois entretiens avec Smarra, surtout, l’avaient marquée. Il l’avait interrogée sur elle-même et, sans qu’elle sût comment, elle s’était entendue raconter ce qu’avait été sa vie jusque-là, dans les moindres détails. De temps en temps, le gourou posait une question précise dont la réponse éclairait chaque fois ce qu’elle venait de dire. Maël avait l’impression qu’il était doué de quelque forme de télépathie, et elle s’avouait fascinée tout autant qu’effrayée.
À la fin de leur troisième rencontre, Smarra demanda :
— Tu veux réellement appartenir au GRAAL ?
La question était de pure forme, et Maël s’étonna qu’on la lui pose une nouvelle fois. Elle avait bien assimilé les lois du groupe. Elle était prête à s’y soumettre. Elle acquiesça fortement, et Smarra reprit :
— Je vais devoir te sonder par narcose. Tu n’y vois pas d’inconvénient ?
Elle fit un geste de dénégation, malgré l’inquiétude qui lui taraudait le ventre. Comme s’il avait deviné son angoisse, Smarra s’exclama :
— Détends-toi. C’est un médecin qui fera l’injection et je peux t’assurer que c’est anodin. Tu n’auras même pas mal à la tête en te réveillant.
Maël accentua d’un coup de reins le léger balancement de son cocon. L’amplitude augmenta sa perspective sur le vallon. Les cimes des arbres dansaient une pavane quadrillée par les petits champs clos. À cet instant, tout le GRAAL devait statuer sur son sort. Illan l’avait confortée dans sa certitude d’être élue. Il n’y avait presque pas de femmes dans leur mouvement et, de surcroît, la jeunesse de Maël lui permettrait de passer plus facilement inaperçue. Et puis, il fallait bien l’avouer, elle en savait beaucoup trop pour qu’un refus d’intégration ne soulevât pas un fameux problème. Cela finirait certainement de faire pencher la balance en sa faveur.
Maël avait frissonné lorsqu’Illan avait admis son impuissance à imaginer ce qui arriverait à la jeune fille si les autres refusaient de l’accepter parmi eux. Il n’était pas du tout agréable de comprendre qu’une réponse négative n’offrait pas toutes les garanties de la sécurité.
Mais après tout, les révols n’avaient rien à voir avec de gentils citoyens, elle avait toujours su à quoi s’en tenir. Et prévoir le pire était un trop mauvais parti pour qu’elle pût s’y résoudre. Elle avait donc choisi de profiter des délices de son exil momentané en attendant les résultats de l’élection.
Elle aperçut enfin une petite silhouette. C’était Illan qui lui faisait signe de descendre. Elle s’extirpa de la coque en métal, sauta sur le ponton de bois qui créait l’aire de réception nécessaire à l’inclinaison de la pente, et dévala dans un magistral éboulement pierreux jusqu’aux pieds du garçon.
— Alors ? s’exclama-t-elle, haletante.
— On a besoin de toi pour un petit problème.
— Rien de grave ? s’inquiéta Maël.
— Non, rassure-toi. Mais ça pourrait tout remettre en question pour toi.
— Allons bon, que se passe-t-il ?
— Je n’ai pas le droit de te le dire, mais je t’assure que ce n’est pas grave. Dans un sens, ce serait plutôt positif.
Quelques minutes plus tard, Maël apprenait qu’une enquête réalisée par des amis de Smarra avait révélé qu’elle n’était pas recherchée par la police. Comme elle se récriait, déclarant que c’était impossible, Smarra lui expliqua que les clones n’ayant pas succombé à Saint-Antoine, son geste n’avait eu aucune suite. Par ailleurs, son père n’avait sans doute pas voulu prendre le risque de la faire rechercher par les guêpes. Elle était donc libre, ce qui changeait considérablement la physionomie du problème. Plus rien ne l’obligeait à mener la vie dangereuse des anarchistes du GRAAL.
— Il n’est pas question que je retourne chez moi ! cria Maël avec toute la véhémence dont elle était capable.
— Si tu décides de rester, nous t’acceptons parmi nous, mais, crois-moi, cela mérite réflexion. En t’incorporant au GRAAL, tu entres dans la clandestinité. Ce faisant, tu perds ta liberté.
— C’est tout décidé !
— Nous te laissons malgré tout jusqu’à demain matin pour prendre acte de ton choix. N’oublie pas qu’il sera irrévocable.
Bien sûr, Maël ne changea pas d’avis. Dès l’aube, elle frappait à la porte du pavillon de Smarra. Celui-ci ne s’étonna pas de la voir arriver aussi tôt. Il la félicita pour sa détermination et lui conseilla, quelle que soit sa rancœur envers Bior, de lui donner signe de vie. Il eût été dommage, à ce stade, de voir gâcher la chance d’une absence de recherches policières.
Quand on devient fou d’inquiétude, on sacrifie aux impulsions les plus imprudentes. Une simple lettre suffirait à le rassurer. Smarra chargerait quelqu’un de la poster en un autre point de la France.
Maël comprit sur-le-champ l’intérêt de cette manœuvre et décida de s’en accommoder. Après tout, elle n’avait aucune raison de soumettre plus longtemps son père à la torture.